Maccarthysme, antisémitisme: «Oppenheimer a été l’objet d’une véritable chasse aux sorcières»
ENTRETIEN - La journaliste Peggy Sastre a traduit la biographie qui a inspiré le film de Christopher Nolan. Au-delà de ses travaux sur la bombe atomique, il ne faut pas oublier la chasse aux sorcières dont Oppenheimer fut l’objet et l’antisémitisme qu’il a subi dans les universités américaines, rappelle-t-elle.
Peggy Sastre est journaliste, essayiste et traductrice. Elle a traduit la biographie de Kai Bird et Martin J. Sherwin Robert, Oppenheimer: Triomphe et tragédie d'un génie (éd. Le Cherche midi, 2023).
LE FIGARO. - Avec le film de Christopher Nolan et la sortie de cette biographie en français, Oppenheimer est au centre de l'attention cet été. Comment expliquez-vous ce regain d'intérêt? Est-ce parce que la menace d'une utilisation de la bombe atomique est revenue sur le devant de la scène?
Nolan l'a dit en interview: la figure d'Oppenheimer l'intéresse depuis sa jeunesse dans les années 1980, à l'époque où le monde connaissait un retour de la peur nucléaire, pendant la guerre froide, et il a été marqué par la chanson de Sting Russians, qui parle du «jouet mortel d'Oppenheimer» («Oppenheimer's deadly toy»). Personnellement je suis aussi très intéressée par cette période et notamment en ce qui concerne le MacCarthysme. Son autisme aussi m'a beaucoup parlé, et donc sa façon de penser et de faire.
À lire aussiQue vaut vraiment Oppenheimer, le nouveau film de Christopher Nolan?
Ces dernières années il est vrai que l'angoisse du nucléaire avait un peu disparu, avant de revenir brutalement avec la guerre en Ukraine. Nolan l'explique lui-même: quand il a commencé le film, son fils lui rétorquait que tout le monde s'en fichait du nucléaire, que c'était derrière nous. C'était quelques mois avant la guerre en Ukraine. Et même avant, si l'on remonte, Kim Jong-un et Donald Trump ont remis le sujet sur le devant de la scène; on s'interrogeait à nouveau sur le développement du nucléaire iranien. Tout cela explique complètement le regain d'intérêt pour Oppenheimer. Mais il ne faut pas oublier un détail: c'est aussi parce que le producteur de Nolan lui a recommandé le livre en lui disant que ça ferait un super film!
La vie d'Oppenheimer a aussi été marquée par un rapport compliqué avec les autorités américaines – il collabore avec elles autour du projet Manhattan (nom de code du projet de bombe nucléaire) mais s'estime ensuite trahi par l'usage de ses découvertes. Comment caractériseriez-vous son rapport au pouvoir?
Il a eu un rapport au pouvoir très ambigu, complexe et contradictoire. Quand il arrive dans le projet Manhattan il est conscient d'être le meilleur pour le mener à bien. C'est lui qui a amené la physique quantique aux États-Unis. S'il a commencé ses études à Harvard, il est allé ensuite en Europe pendant l'explosion de la physique quantique. Et avant lui, la physique américaine était vraiment provinciale; tout le monde s'en fichait. Lui a réussi, notamment avec le projet Manhattan à Los Alamos, à créer un centre scientifique extraordinaire. Le but des recherches qui y étaient menées était la bombe atomique, bien sûr, mais c'était aussi un contexte rêvé pour plein de scientifiques à l'époque: travailler en vase clos avec des fonds illimités.
L'université en général, et l'Américaine en particulier, a toujours été une éponge à délires idéologiques dans l'air du temps.
Peggy Sastre
Un autre aspect, fondamental, est qu'il était juif et en même temps gêné de l'être. Ce n'est pas beaucoup su, et les Américains n'aiment pas qu'on le rappelle, mais dès la fin du XIXe siècle et jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont été un terreau fécond d'antisémitisme. Oppenheimer arrive à Harvard au début des années 1920, et quelques mois plus tard, c'est la première grande université américaine à mettre en place des quotas anti-juifs. Quasiment toutes l'ont ensuite imitée.
Ensuite, quand il arrive à Berkeley en 1934, cette fois en tant que professeur, il est contraint en dépit de sa célébrité de faire des pieds et des mains pour que Robert Serber, un ancien étudiant devenu son meilleur ami, obtienne un poste d'assistant. Et il n'est jamais parvenu à le faire titulariser. Les auteurs du livre ont même trouvé un courrier du président du département de physique d'Harvard à l'époque disant en substance «il y a un juif dans le département, il n'y en aura pas deux».
Cela a donc joué dans son engagement. À partir du moment où la fission nucléaire était possible, tous les physiciens ont su qu'ils n'allaient pas être seuls à penser en faire une bombe. Pour Oppenheimer et ses collègues, c'était évident: ce serait eux ou les nazis.
Vous le dites, sa vie à l'université a été mouvementée; qu'est-ce que cela dit de l'université à l'époque? Y voyez-vous des résonances avec aujourd'hui?
Complètement. L'université en général, et l'Américaine en particulier, a toujours été une éponge à délires idéologiques dans l'air du temps. À l’époque l'université américaine penchait plus à droite, il y avait beaucoup d'ultra-conservateurs, d'antisémites et de racistes –vu qu'on était aussi en pleine ségrégation, et aujourd'hui c'est le postmodernisme, le wokisme, la théorie critique de la race. Certes ça émane de la gauche, mais les racines du mal sont les mêmes: c'est l'université, l'université d'élite notamment, qui absorbe tous les délires idéologiques du moment sans le moindre esprit critique.
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